Depuis maintenant des mois, notre pays comme les autres pays de la région arabe, connaît un phénomène tout à fait nouveau: c’est un éveil de la conscience politique portée par une dynamique sociale puissante. Au Maroc, comme partout, les peuples revendiquent la fin des régimes autoritaires et leur remplacement par des régimes représentatifs et démocratiques. Tirant la leçon du passé, ce qui est constitutif de cette demande, se résume dans la clarification du rapport entre politique et religion. Or, force est de constater que dans notre pays, le pouvoir ne cesse d‘avoir recours au religieux pour ses objectifs, à savoir : endiguer et conditionner les résultats éventuels de la pression des forces démocratiques. Non seulement les appareils de l’Etat ont été entièrement mis au service d’une reforme et d’une nouvelle constitution venues d’en haut, mais l’on constate la mobilisation de tous les types d’institutions et réseaux religieux. Les mosquées, leurs imams, et leurs nombreux personnels ont été mis au service de la défense de ce programme politique. Les confréries religieuses ont été lancées dans les rues pour contrer les manifestants, peu importe que ce genre d’actions leur ôte leur spiritualité. Des courants et personnalités “islamistes” ont été jetés dans la bataille.
Légitimités…
Tout ceci semble s’opérer sans la moindre attention aux graves risques que cela fait courir au pays. Et pour couronner cette stratégie, les traditionnelles leçons hassaniennes du mois de Ramadan viennent d’être mises également au service de cette politique. Témoin cette leçon inaugurale des causeries religieuses délivrée sous la présidence du roi le 4 août 2011. En effet, le ministre des Habous et des Affaires islamiques s’est donné la tâche d’examiner la bay’a, en tant que contrat social et politique dans le cadre de l’histoire du Maroc, en se fondant sur un verset coranique bien connu, qui enjoint aux croyants l’obéissance à Dieu, au Prophète et aux gouvernants de la communauté musulmane. Mais assez vite il apparaît que cette causerie cherche plutôt à démontrer que la nouvelle constitution concilie avec bonheur les principes et pratiques issus de la bay’a d’une part, et d’autre part ceux du droit constitutionnel moderne; la légitimité découlant de l’allégeance traditionnelle et celle qui découle d’une constitution démocratique. Ce faisant, l‘auteur finit par tout centrer autour de la personne royale, comme unique garant de la mise en œuvre et du respect des dispositions fondées sur ces deux sources, et d’accorder à la personne du roi actuellement régnant quatre légitimités: légitimité chérifienne, légitimité historique, légitimité de la lutte militante (pour sauver le pays), et légitimité de l’engagement dans le “style moderne”. Autant de légitimités qui débordent très largement la réflexion sur la bay’a en tant que contrat de gouvernement!!! Le conférencier donne une interprétation assez curieuse – pour ne pas dire plus- du contrat entre gouvernés et gouvernants que le verset précité fonde; et qui se matérialise par la bay’a. Il en fait un contrat liant trois partis: Dieu et son Prophète, gouvernants et enfin gouvernés. Or, si tout contrat fait intervenir le témoignage au nom de Dieu, celui-ci ne se range jamais dans la position d’un parti au contrat. Les croyants s’obligent en ‘ahd vis a vis de Dieu, lequel ne se met pas dans une relation contractuelle avec eux.
Régime à « visage humain »
Plus surprenant encore est la déclaration du conférencier selon laquelle il serait possible de tirer, de la construction théorique Sunnite, qu’en Islam, le gouvernement n’est pas “théocratique” et que, dans la pratique, il est assez proche du mode démocratique d’exercice du pouvoir. Tout d’abord, dire “non-théocratique” est loin de dire de quel type cet exercice relève vraiment. Ensuite, au lieu et place de preuves concrètes, le conférencier se contente d’énoncer les procédures théoriques bien connues de la bay’a, précisant, qu’elle était donnée par l’élite compétente en matière politique: ceux que d’ordinaire on appelle ahlou al-halli wa al-’aqd. Si cette procédure était proche de la démocratie, comme il le prétend, la démocratie ne serait pas cette élection au suffrage universel, depuis longtemps en usage dans un grand nombre de pays, et que nous connaissons bien maintenant!!! Enfin, pour parfaire sa démonstration en ce qui concerne le régime issu de la bay’a, il invoque l’histoire et les évènements historiques. Cependant, il ne livre que quelques précédents dans leur généralité, et concentre son effort sur une image idéalisée du Makhzen dont le but est de présenter celui-ci comme un gouvernement à “visage humain”. Un régime dont il dresse les traits de la façon la plus sélective qui soit. Il privilégie ainsi certaines méthodes d’arbitrage et de négociation, occultant complètement les aspects de force, de violence, de subjection et d’exploitation prédatrice des ressources des populations vulnérables. Ces méthodes bien souvent condamnées les sujets à la servilité extrême et à la dégradation morale. Quant a la Choura, conseil et contrôle de part des gouvernés, on sait leur caractères for limités, et l’absence de moyens institutionnels qui eussent obligé les dirigeants à rendre des comptes. Au reste, les bay’a depuis l’indépendance du Maroc ne sont-elles pas l’illustration parfaite d’une confirmation toujours obtenue d’avance par le moyen d’équilibres imposés par le centre monarchique?
Obéissance ?
Le conférencier se prévaut d’une approche comparative. Mais c’est pour s’adonner en fait à des comparaisons arbitraires. Selon lui, le contrat social à l’origine du mouvement constitutionnel dans les sociétés occidentales, aurait des “bases” et “équivalents” possibles dans les lois dérivées des religions. Ceci pour préciser tout de suite que l’obéissance politique – au Maroc et en Islam Sunnite – découle de l’obéissance due à l’ordre divin. N’est-ce pas là, une contradiction flagrante de l’auteur car ici, nous sommes dans la quintessence du théocratique. Confrontés a cetteproblématique, des courants islamiques, anciens et modernes ont bien tenté d’assoir le pouvoir sur un socle rationnel. Ils ont été contrés par les mêmes lignes dépensées que défend cette causerie. Après nous avoir ainsi préparé à recevoir le résultat de la comparaison, il l’énonce enfin. Selon lui, “la séparation des pouvoirs”, principe décisif s’il en est, ne soulèverait guère de problème, et comme “demande et motif”, il aurait été présent dans les esprits. Affirmation que le conférencier ne fonde sur aucun exemple de pratique concrète. Peut être a-t-il cru l’avoir prouvée par les prétendues similitudes entre gouvernance issue de la bay’a et gouvernance démocratique. Toutes ces affirmations, le conférencier tente de les asseoir sur ce qui, à ses yeux, constitue le champ de rencontre par excellence entre la nouvelle constitution octroyée au Maroc, d’une part, et la bay’a, de l’autre. Ce champ, se résumerait, de son point de vue, dans la sauvegarde et protection de ce qu’il appelle les “biens totaux”:
1. Sauvegarde et protection de la religion
2. Sauvegarde et protection de la personne: sécurité de la vie, du corps et de l’âme.
3. Sauvegarde et protection de la raison, moyen naturel de la science et de la conscience.
4. Sauvegarde et protection des biens, et de la propriété.
5. Sauvegarde et protection de l’honneur.
“Quiconque, avance l’auteur, est intéressé par la comparaison, peut apercevoir dans les chapitres de la constitution de 2011 les points de rencontre de ces objectifs – en ce qui concerne les buts (ghayat) – et les principes que les bay’a énoncent.
Makhzen idéalisé !
Il trouvera que les principes énoncés dans les deux cas, sont pratiquement compatibles et équivalents”. Ainsi, dans la même proposition, nous trouvons alignées ensemble la rencontre du point de vue des buts (ghayat), et les équivalences des principes, ce qui n’est pas tout à fait la même chose. D’ailleurs, le conférencier, tout au long de son exposé, manie ambiguïtés savantes, sens doubles et multiples pour les mêmes expressions,et glissements d’un sens à un autre, avec l’illusion qu’il s’agit toujours des mêmes affirmations rigoureusement démontrées. En fait sur ce point, comme sur d’autres, il avance des généralités sur les deux institutions comparées, quitte à « engauchir » le sens quand arrive le moment de montrer les compatibilités et équivalences. Dans ces manipulations, on passe sous silence les garanties formelles et les institutions susceptibles d’assurer la bonne mise en pratique des principes. On simplifie l’Histoire tout en s’appropriant par quelques affirmations rhétoriques l’usage de l’histoire au profit de la description d’un makhzen idéalisé. Avec de tels procédés, on en arrive à repousser à l’arrière plan des aspects vitaux, telle la liberté de crédo et de conscience, et la liberté des idées et de l’action dans le cadre du contrat social démocratique. Et avec cela, le conférencier se donne les gants de regretter “l’absence” de sauvegarde de la religion dans les constitutions démocratiques fondées sur le sécularisme. Affirmation qui est manifestement une contre-vérité: en fait les constitutions séculières opposent un frein à l’usage du religieux en politique, par une séparation relative et raisonnée des deux domaines; elles sauvegardent la liberté religieuse, et protègent les religions contre les attaques éventuelles par des non religieux, ou par des religions rivales présentes dans une même société. Dans certains pays démocratiques – l’Allemagne par exemple -il est bien connu que les institutions appartenant aux différentes religions sont en partie financées par l’Etat fédéral.
Instrumentalisation de l’islam
Au cours des siècles les jurisconsultes musulmans –véritables- ont toujours œuvré, souvent au prix de leur vie, à l’approfondissement de l’interprétation des textes sacrés afin de parfaire la pratique de l’équité et de la justice en Islam. C’était là, la quintessence de l’effort des Ouléma. Aujourd’hui les pistes à explorer sont nombreuses, et l’on aurait rendu un service inestimable à la communauté en réélaborant la bay’a dans le sens de la démocratie, par exemple en la soumettant a un vote au parlement. Ceci sans rien lui ôter de ses manifestations cérémonielles. Dans le cadre d’une réforme qu’on a voulue, comme réponse à la forte demande démocratique, sur fond de remue-ménages et conflits sociaux qui se généralisent, il y a des secteurs de l’Etat dont la tâche est de faire prévaloir une formule qui ne règle guère les problèmes fondamentaux: traditionnellement les ministères de l’Intérieur, les appareils sécuritaires, les ministères de la Communication et de la Culture se chargeaient de ce travail. Voila que le premier soir du Ramadan, un mois de piété et de recueillement religieux profonde, le ministre des Habous et Affaires Islamiques vient d’entrer en lice, au nom de l’Etat, avec mission d’instrumentaliser l’Islam, en vue d’accomplir cette tâche éminemment politique.
Ce texte a été écrit exclusivement pour Lakome.com.
16-08- 2011